François Coppée

Henriette

Publié par Good Press, 2022
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066087449

Table des matières


I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV




HENRIETTE

Table des matières




I

Table des matières


uand le curé eut donné l'absoute et quand les amis et connaissances du défunt, sortis les premiers de l'église après avoir jeté l'eau bénite, se furent formés en petits groupes sur la place Saint-Thomas d'Aquin, des conversations s'engagèrent entre ces hommes du monde, heureux de respirer l'air vif, au clair soleil de mars, après l'ennui d'une messe interminable, dans l'atmosphère suffocante de l'encens et du calorifère.

—Ce pauvre Bernard... C'est dur, tout de même... Boucler sa malle à quarante-deux ans!

—Sans doute. Mais il ne s'est pas assez ménagé, convenez-en. En voilà un qui aura fait la fête, hein!...

—Et dit souvent: «J'en donne», à l'écarté.

—Et usé le tapis de l'escalier de Bignon.

—Il y a eu de l'albuminerie dans son affaire, n'est-ce pas?

—Une vie brûlée, quoi!... Le jeu, les femmes, la bonne chère... L'équipage du diable... Est-ce qu'il n'était pas un peu ruiné?

—Pas du tout. Il venait encore de réaliser une vieille tante de cinq à six cent mille francs. Il doit, au contraire, laisser à sa veuve et à son fils une très jolie fortune.

—Alors, la belle madame Bernard se remariera.

—Qui sait? Peut-être pas, à cause du petit. Il paraît qu'elle adore son fils.

En somme, on regrettait peu ce mort de première classe, porté en terre avec tout le luxe dont sont capables les Pompes funèbres: messe chantée, fleurs de Nice, torchères à flamme verte autour du catafalque. Et le plus beau maître des cérémonies! Oh! un gaillard superbe, avec l'air de morgue et les favoris blancs d'un vieux pair d'Angleterre, un homme précieux que l'administration ne sortait que dans les grands jours et qui avait joué autrefois les pères-nobles en province, s'il vous plaît! Mais, malgré tout cet apparat, le défunt, M. Bernard des Vignes, député et membre du conseil général de la Mayenne, ancien officier de cavalerie, chevalier de la Légion d'honneur, etc., était traité selon ses mérites dans les entretiens échangés à voix basse, derrière les mains gantées de noir.

Et, de fait, il n'avait été qu'un viveur vulgaire, sans grâce, sans élégance, resté provincial malgré ses quinze ans de Paris. Rien de plus banal que son histoire. Riche, il épousait à vingt-huit ans la fille d'un sénateur corse, ami personnel de Napoléon III, l'admirable Mlle Antonini, dont la beauté de transtévérine faisait alors sensation aux Tuileries et à Compiègne. Pendant quelque temps, il l'aimait, à sa manière. Puis, tout à coup, sottement et injustement jaloux de sa femme, il démissionnait de son grade de lieutenant aux dragons de l'Impératrice, s'enfouissait dans ses terres, y prenait de lourdes habitudes, ne quittait plus ses bottes de chasse et fumait sa pipe à table, après le café, en sirotant des petits verres. Un fils lui naissait, seule consolation de Mme Bernard, bientôt négligée par l'ancien libertin de garnison, qui, après deux ans de ménage, allait souvent à Paris tirer une bordée de matelot, et qui, dans ses sorties de chasse, tout en déjeunant d'une rustique omelette sur un coin de table, prenait la taille des filles de ferme.

Le premier coup de canon de la guerre de 1870 éveilla pourtant un écho dans l'âme de ce grossier jouisseur et lui rappela qu'il avait été soldat. Commandant de mobiles, il se battit avec crânerie, attrapa une blessure et la croix, et, aux élections, fut envoyé à la Chambre par son département. En grosse bête qu'il était, il suivit les majorités. De réactionnaire, il devint tour à tour centre droit, centre gauche, opportuniste, n'ouvrit jamais la bouche que pour demander la clôture, fut toujours réélu. Mais, contraint par ses fonctions d'habiter Paris, il lâcha les rênes à son tempérament et se rua dans le plaisir.

Mme Bernard fut alors tout à fait abandonnée et ne vit plus que rarement et à peine, aux heures des repas, ce mari qu'elle n'avait jamais aimé et qu'à présent elle méprisait. Trop honnête pour se venger, trop fière pour se plaindre, elle fuyait le monde, et, presque toujours seule dans son vaste appartement du quai Malaquais, elle se consacrait tout entière à son fils, qui suivait, comme externe, les cours du lycée Louis-le-Grand et donnait déjà les signes d'une intelligence singulièrement précoce. Elle était de ces mères qui apprennent le grec et le latin pour corriger les devoirs de leur enfant et lui faire réciter ses leçons. On parlait d'elle avec admiration; car les quelques femmes admises dans son intimité, n'avaient aucun sujet de jalousie contre cette beauté qui se cachait, beauté demeurée intacte cependant, sur laquelle la trentaine avait mis la chaude pâleur d'un beau marbre et que le temps ni le chagrin n'avaient marquée d'un seul coup d'ongle. Ce malheur, subi avec tant de courage et de dignité, était cité partout comme un exemple, et la médisance parisienne ne soulignait même pas d'un sourire le nom du colonel de Voris, un camarade de promotion du mari, dont le sentiment respectueux pour Mme Bernard des Vignes osait à peine se manifester par de timides visites.

Enfin, il était fini, le long supplice de cette pauvre femme. Bernard, le gros Bernard, comme l'appelaient ses amis du club, n'avait pu résister à sa dernière indigestion de truffes; et, sur le seuil de l'église, autour du volumineux cercueil qu'attendait le fourgon des Pompes funèbres, on formait le cercle, pour écouter les discours.

Mais, tandis que défilaient les mensonges oratoires, «bon Français, intrépide soldat, patriote éclairé», tous ces mondains, importunés par ce mort dont il était trop longtemps question, pensaient tout au plus—s'ils pensaient à quelque chose—à la belle et riche veuve, enfin libre; et, lorsque la cérémonie fut terminée et que l'assistance se dispersa, cette phrase fut maintes fois prononcée dans les dialogues d'adieux:

—La belle madame Bernard se remariera avant un an d'ici... Voulez-vous le parier?







II

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uelques semaines après l'enterrement, Mme Bernard des Vignes, en deuil, était assise devant son métier à tapisserie, près de la fenêtre de son boudoir. Ses yeux absorbés, sans regard, erraient sur le paysage du quai, si charmant par un beau jour. Mais elle ne voyait ni le ciel de l'avant-printemps, d'un bleu si tendre, ni le fleuve en marche sillonné par les joyeux bateaux et miroitant au soleil, ni la noble façade du Louvre, ni le svelte bouquet d'arbres, au coin du Pont-Royal, où déjà courait, dans les branches noires, comme une fumée de verdure. S'abandonnant dans son fauteuil, accoudée, deux doigts sur la tempe, la belle veuve, son buste de déesse étreint par la robe noire bien ajustée, évoquait en une longue rêverie toute sa vie passée.

Elle se revoyait aux Tuileries, traversant pour la première fois, au bras de son père, les salons magnifiques. Elle entendait derrière elle, dans le sillage de sa robe de bal, un murmure d'admiration. Elle voyait sur le visage de tous ceux qui la regardaient passer un demi-sourire, une expression subitement heureuse, qui la remerciaient d'être si belle. Elle le retrouvait, cet éclair des regards charmés, dans les yeux mêmes de l'Empereur et de l'Impératrice, au moment de la présentation; et comme, tout à coup, l'orchestre attaquait le brillant prélude d'une valse, il lui semblait que cet air triomphal éclatait en son honneur.

Puis c'étaient plusieurs mois de fête, d'éblouissement. Elle s'épanouissait, rose victorieuse, dans le groupe des jeunes filles de la cour. Reine des amazones, à travers les taillis d'or et de flamme de la forêt automnale, elle suivait au galop les chasses de Compiègne. Elle était la célèbre Mlle Bianca Antonini, et la souveraine, conquise par cet effluve de sympathie, qui émane des êtres parfaitement beaux, ne passait jamais devant elle sans lui adresser quelques paroles douces et flatteuses, qu'elle écoutait les yeux baissés, avec une révérence confuse.

Mais voilà! pas de fortune. Point de dot, ou à peu près. Sans doute, l'Empereur avait récompensé par un siège au Sénat les services du vieil Antonini,—une de ces fidélités où se combinent l'instinct du caniche et le fanatisme du mameluck, un de ces dévouements toujours prêts à se jeter entre la poitrine du maître et le poignard des assassins. Mais, excepté son traitement de sénateur, le vieux Corse ne possédait rien qu'une maison en ruines et quelques hectares de maquis dans le sauvage pays de Sartène.

D'une probité robuste, ce conspirateur, dont les yeux de bon chien et le sourire attendri sous une rude et grise moustache de gendarme faisaient plaisir à Napoléon III en lui rappelant sa jeunesse et ses mauvais jours, cet ancien sous-officier, qui avait risqué, dans l'affaire de Strasbourg, le conseil de guerre et les balles du peloton d'exécution pouvait montrer, au milieu des tripotages de l'époque, des mains absolument pures. On savait que Mlle Antonini était pauvre. Aussi, lorsque Bernard des Vignes, le beau lieutenant de dragons, l'eut fait valser trois fois de suite au bal des Tuileries, tout le monde l'estima très heureuse de rencontrer un parti de cent mille francs de rente.

Elle se mariait, sans entraînement, par raison, pour rassurer son père inquiet de l'avenir; et, brusquement, tout son bonheur disparaissait comme un décor qu'on enlève. C'était l'absurde jalousie de son mari, l'exil en province, l'amer dégoût de découvrir dans l'homme à qui elle avait lié sa vie un grossier viveur, bassement libertin, presque ivrogne. Sans son nouveau-né, sans ce fils qu'elle avait elle-même allaité et dont la venue lui avait empli de maternité le coeur et les entrailles, cette Corse, qui était bien de son pays, fière, chaste, vindicative, eût certainement quitté son indigne époux. Elle se résignait pourtant, à cause de l'enfant. Mais de nouveaux malheurs venaient alors la frapper. L'Empire s'écroulait, son père mourait, tué raide d'un coup d'apoplexie par la nouvelle de la capitulation de Sedan. Enfin, après la guerre, son mari, élu député, la remenait à Paris... Et elle se rappelait les longues années d'ennui, de solitude, passées dans ce même boudoir, près de cette même fenêtre, devant ce fleuve qui coulait toujours, si lent, si monotone, comme sa vie!

Sans doute, elle avait son fils, qu'elle aimait d'une tendresse passionnée et qui, à treize ans, était déjà un compagnon pour elle, un petit homme. N'avait-elle pas vécu jusqu'alors pour lui seul? Eh bien, elle continuerait, voilà tout! Elle vieillirait auprès de lui, le marierait, deviendrait grand'mère. Son cher petit Armand! Elle l'attendait. Il allait revenir du lycée. Et elle s'attendrissait à la pensée qu'il entrerait tout à l'heure dans cette chambre, frêle en habits de deuil, qu'il se jetterait à son cou, qu'elle le baiserait longuement, ardemment, sur son front pâle d'écolier laborieux, et qu'elle le retiendrait ainsi dans ses bras, le regardant avec amour bien au fond de ses profonds yeux noirs qu'il tenait d'elle, de ses yeux si lumineux, si purs, où brûlait une flamme de pensée.

Cependant un autre souvenir vient de traverser la rêverie de Mme Bernard.

Elle songe maintenant au seul ami de son mari qui soit devenu le sien, au seul homme qui fasse s'émouvoir en elle une sympathie tendre.

Voilà plusieurs années que, tous les jeudis,—c'est son «jour»,—vers les six heures, moment où elle n'est jamais seule, le colonel de Voris se présente chez elle, froid, correct, un peu raide même dans sa redingote militairement boutonnée, qu'il s'assied dans le cercle des dames, se mêle avec effort aux banalités de la conversation, refuse une tasse de thé et se retire, après une visite d'un quart d'heure. Il l'aime, elle en est certaine, et tant de respect, de timidité, la touche, surtout chez le héros de Saint-Privat, qui, ayant eu son cheval tué sous lui, avait ramassé un fusil de munition, comme Ney en Russie, et ramené au combat ses troupes débandées. Il l'aime! Au «shake-hand» de l'adieu, elle a toujours senti trembler la main droite du colonel, cette main trouée d'un coup de lance allemande, que par pudeur de sa cicatrice il ne dégante presque jamais... Si elle voulait se remarier, pourtant? Cet homme d'honneur et de courage, ce paladin au coeur jeune et aux tempes grises, serait pour Armand un protecteur, un guide dans la vie, un nouveau et meilleur père.