Couverture

Edgar Wallace

LES TROIS JUSTICIERS

© Librorium Editions 2019

Tous Droits Réservés

CHAPITRE PREMIER

LA FIRME « OBERZOHN »

On offre 52o livres sterling par an pour petits travaux de laboratoire faciles. On voudrait jeune femme possédant notions élémentaires de sciences. Titres scientifiques inutiles. On donnerait préférence à personne appartenant à un milieu scientifique. Répondre par lettre. Annonce n° 0754. Les frais de voyage seront remboursés aux candidates dans un rayon de 15o kilomètres de Londres.

 

Mirabelle Leicester trouva un matin dans l’antichambre d’Heavytree cette annonce marquée au crayon bleu dans un journal expédié à son nom. Elle pensa qu’un ami bien intentionné le lui avait envoyé, car elle cherchait une situation.

— Merveilleux ! dit Mirabelle dont la petite bouche s’ouvrit toute ronde d’étonnement.

Tante Alma, plongée dans son livre, sursauta et Mirabelle, suivant du doigt les lignes imprimées, poursuivait :

— Mais je suis jeune, j’ai mon brevet supérieur, et papa appartenait au monde scientifique – et… Alma, nous sommes à cent quarante kilomètres de Londres !

— Mon Dieu !… dit tante Alma, dont l’extérieur en imposait généralement aux fournisseurs et aux domestiques bien qu’elle fût, en réalité, la plus douce des créatures.

— N’est-ce pas miraculeux ? reprit Mirabelle. Voilà qui va résoudre tous nos problèmes ! Nous laisserons la ferme à Mark, nous habiterons l’appartement de Bloomsbury, nous irons au théâtre une ou deux fois par semaine…

Alma relisait l’annonce pour la seconde fois.

— Cela paraît avantageux, dit-elle d’un ton pénétré, bien qu’il me soit pénible d’admettre que vous deviez travailler… votre cher père…

— Je pars pour Londres immédiatement, et je saurai ce soir même, à quoi m’en tenir, dit Mirabelle d’une voix décidée.

Alma n’était rien moins que rassurée. Londres était à ses yeux, un lieu de perdition. Elle n’y avait été qu’à son corps défendant.

— Je n’y suis pas retournée depuis des années, ma chère, depuis le temps de ces fameux « quatre Justiciers », dit-elle, et Mirabelle entendit, une fois de plus, la vieille histoire.

— Ils terrifiaient Londres ; on ne pouvait sortir la nuit sans risquer sa vie, et, quand on pense qu’ils ont été acquittés !… c’est simplement encourager le crime…

— Tante Alma, dit Mirabelle, répondant inlassablement de même. Peut-on appeler criminels des hommes qui consacrent leur vie et leur fortune à punir ceux que la police laisse échapper sans parler de tous les services qu’ils rendirent pendant la guerre ? Ils ne sont plus que trois. J’aimerais les rencontrer ; ils doivent être si intéressants !

Tante Alma fit une grimace qui la rendit si affreuse que Mirabelle détourna son regard.

— En tout cas, ils ne sont pas à Londres maintenant, chérie, et vous pouvez dormir sur vos deux oreilles.

— Et ce serpent ? demanda Mlle Alma Goddart d’un ton sinistre.

Six millions de Londoniens, chaque matin, dès leur réveil, ouvraient le journal, anxieux des dernières nouvelles concernant le Serpent. Dix-huit quotidiens s’efforçaient de démontrer aux lecteurs que cet effroi général était vraiment enfantin, tout en se livrant à des commentaires désobligeants sur les tendances névropathiques de la génération.

Ils publiaient aussi de temps en temps, des détails sur les mœurs inoffensives du « Mamba noir » et tâchaient de rassurer l’opinion publique.

Ce reptile, le plus venimeux de tous les serpents africains, s’était échappé du jardin zoologique par une nuit froide et brumeuse de mars. Cette information aurait dû logiquement être suivie, dès le lendemain, de la nouvelle de la mort de l’animal. On aurait dû trouver quelque part son corps, puisqu’il est avéré qu’aucun reptile de cette famille ne peut vivre dans une température inférieure à 75° Fahrenheit.

Or, aucun journal n’avait jamais publié cette seconde information qui eût été si réconfortante…

Mais, le 2 avril, un agent de police trouva le cadavre d’un homme dans le renfoncement d’une porte. C’était un agent de change bien connu et riche. Il se nommait Emmett.

Il portait au visage deux petites marques rouges. Un éminent praticien appelé à donner son avis, déclara que la mort était due à une morsure de serpent – d’un serpent particulièrement venimeux.

La nuit était glacée. M. Emmett avait été au théâtre, seul. Le chauffeur témoigna qu’il avait laissé son maître aussi bien portant que de coutume, à sa porte. La clef était encore dans la main du cadavre.

L’enquête n’apporta aucune lumière sur cette affaire mystérieuse. De grosses sommes qu’il avait retirées de sa banque depuis six mois avaient disparu.

Londres se remettait à peine de cette émotion, quand le serpent attira de nouveau l’attention de tous. Il s’était, cette fois, attaqué à une proie des plus humbles.

Un ancien forçat, nommé Sirk, sans feu ni lieu, fut aperçu par un gardien de Hyde Park, au moment où il s’effondrait près d’une statue. L’homme était mort quand le gardien arriva près de lui. Personne aux alentours et pas trace de reptile.

C’était le poignet que le serpent avait marqué de ses deux piqûres meurtrières.

Un mois plus tard, il y eut une troisième victime.

Un digne employé de la Banque d’Angleterre fut trouvé inanimé dans un train de banlieue et, à l’hôpital où il fut transporté, on reconnut une fois de plus que la mort était due à la morsure d’un serpent des plus venimeux.

Voilà pourquoi ce serpent avait pris figure d’épouvantail, si bien que sa sinistre légende s’était répandue partout et jusqu’au cottage d’Heavytree.

— Sornettes que tout cela, dit Mirabelle qui ne put cependant réprimer un petit frisson.

— C’est pure vérité, répondit laconiquement Alma.

Une heure plus tard, Mirabelle remettait une lettre au facteur du village.

Et ceci fut le début de l’aventure qui devait bouleverser tant de vies et de fortunes, qui faillit amener la perte des « Trois Justiciers » et qui fit de Londres un véritable champ de bataille.

Le troisième jour apporta la réponse. Elle était écrite à la machine et rédigée dans un anglais douteux, ce que l’en-tête du papier expliquait :

 

OBERZOHN ET SMITH

négociants-exportateurs

 

Dès le lendemain. Mirabelle se rendit à l’adresse indiquée.

Mirabelle ne trouva personne à la porte et attendit une dizaine de minutes avant que le jeune homme chargé d’introduire les clients daignât s’apercevoir qu’elle était entrée.

Elle fit une curieuse remarque : tous les employés de cette maison paraissaient taillés sur le même modèle : ils étaient grands et lourds, inexpressifs.

Quand elle s’approchait deux, ils semblaient s’arracher à quelque grave besogne pour lui répondre. Elle pensait avoir affaire à des Allemands. Mais elle sut plus tard que, patrons et employés, étaient Suédois.

Conformément aux traditions de la maison, le jeune homme pâle à lunettes se contenta de faire signe à Mirabelle de le suivre : il la fit passer dans une grande pièce où, assis devant six bureaux alignés derrière une grille, six employés écrivaient fiévreusement, tellement absorbés qu’ils ne levèrent même pas la tête au passage de la jeune fille.

Une carte d’Afrique pendait au mur. Dans un coin, on voyait une douzaine de grandes défenses d’éléphants, soigneusement étiquetées. Dans une vitrine se trouvait un modèle réduit de bateau à vapeur, dans une autre une idole de bois, grossièrement sculptée.

L’employé s’arrêta devant une lourde porte de palissandre et frappa. Une voix répondit et il s’effaça pour laisser passer la jeune fille.

C’était une pièce immense et qui le paraissait d’autant plus qu’elle était peu meublée : en effet, une minuscule table à écrire en ébène, deux petites chaises et une longue armoire noire, formaient tout le mobilier. Les murs étaient recouverts de papier doré. Quatre poutres peintes en rouge, tranchaient sur un plafond noir, et le sol était recouvert d’un épais tapis pourpre. Au-dessus de la cheminée, un rouleau de papier, une carte sans doute, était suspendu ; une corde terminée par un gros gland semblait destinée à le dérouler le long du mur.

Un peu surprise au premier abord par l’aspect inattendu de ce décor. Mirabelle, sur un signe de son guide, s’avança vers un homme qui se tenait le dos au feu.

Il était grand et grisonnant. Son front, démesuré. Le visage long et terne était couvert d’une multitude de rides et de lignes qui s’entre-croisaient. Mirabelle au premier abord lui donna cinquante ans, mais, quand il parla, elle s’aperçut vite qu’il était bien plus âgé.

— Mlle Mirabelle Leicester ?

Son anglais n’était pas irréprochable.

— Asseyez-vous, je vous prie. Je suis le docteur Eruc Oberzohn. Je ne suis pas Allemand. J’admire les Allemands, mais je suis Suédois. Comprenez-vous ?

Elle sourit de ce discours. Et le sourire de Mirabelle Leicester eût pu faire oublier à tout autre homme qu’au docteur Eruc Oberzohn les plus graves affaires du monde.

Elle n’était pas très grande, mais elle semblait l’être, tant étaient heureuses les proportions de son corps. Son visage, ses yeux gris clair évoquaient la campagne, les vergers en fleurs, les frais ruisseaux murmurant sous les haies d’aubépine. Et toute la lumière d’avril semblait briller dans ses prunelles.

Si le docteur Oberzohn avait été Allemand il eût certainement été frappé de tout cela, mais il n’était que Suédois et ses yeux ne voyaient qu’une jeune fille en tailleur bleu, coiffée d’un petit chapeau rond, dont le bord ombrageait les yeux.

— Avez-vous l’habitude des choses scientifiques ? reprit-il.

Mirabelle secoua la tête.

— Non, confessa-t-elle avec regret.

— Mais votre père était un savant.

Elle acquiesça.

— Naturellement, pas un grand savant, précisa-t-il. L’Angleterre et l’Amérique n’en produisent jamais. Ne me parlez pas de vos Edison et de vos Newton… c’étaient des esprits incomplets, lourds. Ils n’avaient pas le feu sacré.

Elle était quelque peu surprise, mais amusée. Ce calme mépris pour de tels génies était évidemment sincère.

Il s’assit derrière le petit bureau.

— Parlez-moi de vous-même, dit-il.

— J’ai peu de chose à vous dire, docteur Oberzohn. Je vis avec ma tante à Heavytree, près de Gloucester. Nous avons un appartement à Londres. Nous ne sommes pas très riches et… je crois que c’est tout.

— Continuez, je vous prie. Dites-moi quelles ont été vos impressions quand vous avez reçu ma lettre. Je désire connaître votre état d’âme. C’est ainsi que je forme mes opinions. C’est grâce à la psychologie que j’ai fait fortune.

Mirabelle s’attendait bien à diverses épreuves, à des questions sur ses connaissances scientifiques, par exemple, ou à un essai sur la machine à écrire (qu’elle redoutait d’ailleurs), mais jamais elle n’avait pensé à cet examen de psycho-analyse.

— Je peux seulement vous dire que je fus surprise, et l’expression de son visage dut en dire fort long à l’observateur passionné de la nature humaine que le docteur Oberzohn prétendait être. Naturellement les honoraires me tentaient : dix livres par semaine me semblent un prix si élevé que je ne pense pas être qualifiée…

— Vous êtes qualifiée, interrompit-il d’une voix coupante. J’ai besoin d’une secrétaire pour mes travaux de laboratoire et vous êtes particulièrement qualifiée – il hésita une seconde et poursuivit – en raison de votre culture générale. Vos occupations vont commencer tout de suite, et désignant un coin de la pièce : je vais vous indiquer, dit-il, ce que vous aurez à faire.

Le front démesuré, le nez bulbeux, la bouche tordue, tout dans son visage, remuait à la moindre parole. La peau du front était tour à tour tendue ou creusée de mille plis ; le bout du nez devenait ridiculement mobile et faisait paraître encore plus fixes ses petits yeux enfoncés dans l’orbite.

Mirabelle n’avait-elle pas déjà rencontré quelque part ce regard brun et pathétique ? Que lui rappelait-il donc ? Ces dernières paroles l’effrayèrent.

— Oh ! je ne peux pas rester dès aujourd’hui, dit-elle en hâte.

— Dès aujourd’hui ou jamais, dit-il d’un ton rude.

L’alternative était cruelle. Le salaire était plus que désirable, il était nécessaire. En effet, entre les mains maladroites d’Alma, la petite propriété ne rapportait presque rien et les revenus diminuaient chaque année. Une affaire dans laquelle une grande partie de leur fortune était engagée, avait suspendu le paiement des dividendes et elles avaient dû renoncer cette année à faire aucun voyage.

— Je commencerai donc dès maintenant, dit Mirabelle résolument.

— C’est bien, c’est ce que je désirais.

Il se leva, ouvrit une porte qui donnait dans une petite pièce où il la fit entrer.

Elle avait déjà vu des laboratoires mais jamais d’aussi luxueux : des bocaux de porcelaine et de verre taillé portaient en lettres gravées les indications de leur contenu ; des vitrines étaient remplies d’instruments délicats, soigneusement rangés ; des machines électriques d’aspect terriblement compliquées ; elle en trembla. Tout cela était si beau, si neuf, si impressionnant… si elle allait casser quelqu’un de ces jolis bocaux… et puis, elle sentait brusquement effacé de son cerveau le peu de sciences qu’elle avait jamais su… Assez inquiète, elle demanda :

— Et que dois-je faire ?

Chose curieuse, le docteur, à ce moment, parut aussi embarrassé que Mirabelle.

— Vous allez… d’abord les quantités : dans chaque bocal, dans chaque tube, il y a une certaine quantité de liquide. Ma dernière secrétaire était désordonnée et stupide. Elle ne tenait pas de livre… parfois, quand je venais chercher quelque chose… il n’y en avait plus… épuisé. C’était vraiment déplorable.

— Vous désirez que je tienne tout cela en ordre ? demanda-t-elle sentant l’espoir lui revenir devant la simplicité de la tâche.

Les poids et les mesures étaient alignés comme des soldats en bataille. Tout reluisait ; il régnait une odeur de vernis comme si la peinture des murs était à peine sèche.

— Oui, c’est tout, dit l’homme au long visage, et, sortant un portefeuille de sa poche il y prit dix billets.

— Dix livres, dit-il, laconique. Nous payons toujours d’avance. Il y a encore une chose que je désire savoir : À propos de votre tante, est-elle à Londres ?

— Non, elle est à la campagne. Je pensais rentrer cet après-midi et si… j’avais été engagée nous serions revenues demain nous installer à Londres.

Il continuait à mordiller ses lèvres et elle ne pouvait s’empêcher d’observer son front tout ridé.

— Sans doute va-t-elle s’inquiéter si vous restez à Londres cette nuit ? demanda-t-il.

Elle sourit.

— Non, il m’est déjà arrivé de passer quelque temps seule dans notre appartement. Je vais lui télégraphier de venir me rejoindre par le premier train.

— Attendez, dit-il, et il prit sur son bureau une formule télégraphique.

— Écrivez votre dépêche, je vais la faire porter par un employé.

Elle remercia, prit le papier, et écrivît.

Quand elle eut terminé, le docteur se chargea de la dépêche et s’inclina. Au moment de franchir la porte il s’inclina de nouveau et sortit en la fermant derrière lui.

Heureusement pour son repos d’esprit. Mirabelle n’eut pas l’occasion de consulter son patron, ni le désir d’ouvrir la porte. S’il en eût été autrement, elle se serait aperçue qu’elle était enfermée.

Quant au télégramme qu’elle avait écrit, il n’en restau plus qu’un peu de cendre grise dans une cheminée.

CHAPITRE II

LES TROIS HOMMES DE LA RUE CURZON

La maison qui portait le numéro 233 de la rue Curzon était petite et simple. Flanquée de constructions modernes dont les nombreux étages dominaient son modeste toit, elle ressemblait à un petit homme oppressé par la foule et incapable de s’en dégager. Tout dans son apparence évoquait l’humilité et la résignation.

Elle n’était certes pas digne de subsister dans un si beau quartier. Cependant, la requête des propriétaires voisins, tendant à « faire interdire au nommé Georges Manfred l’exercice de sa profession, à savoir, la direction de l’Agence de recherches privées « Triangle », située 233, rue Curzon, à Westminster (Middlesex), avait été repoussée par un jugement que le Times avait publié tout au long.

Et le petit triangle argenté restait fixé à la porte qui continuait à s’ouvrir aux clients – assez rares à la vérité, car Georges Manfred ne voulait s’occuper que de ceux qui lui offraient des affaires dignes de lui.

C’était un homme grand, imposant, avec un visage de patricien et des épaules d’athlète : son élégance eut été la meilleure des réclames pour un tailleur chic. Il avait peu de relations.

Le docteur Elver, chirurgien de Scotland Yard, venait quelquefois rue Curzon : il exposait à Georges Manfred ses idées personnelles sur le serpent. On l’écoutait en silence.

À part lui et un membre de la Commission de la Police qui arrivait parfois à l’improviste pour fumer sa pipe et parler des choses d’autrefois, les visiteurs étaient rares.

On connaissait bien le chauffeur-valet de chambre. Au garage on l’avait surnommé « Foudroyant » et l’on pensait généralement que cet homme au fin visage et aux yeux perçants finirait tôt ou tard comme finissent les chauffeurs qui prennent les pires virages à 90 kilomètres à l’heure.

Le maître d’hôtel de M. Manfred était moins connu. C’était un étranger robuste et silencieux même avec la cuisinière et la femme de chambre qui venaient tous les matins à huit heures et s’en allaient le soir à six.

M. Manfred dînait toujours hors de chez lui.

On n’était reçu rue Curzon que sur rendez-vous ; l’arrivée imprévue de M. Sam Barberton fut donc aussi anormale que possible.

Il sonna au moment même où les domestiques s’en allaient. Elles l’introduisirent dans l’entrée et allèrent, en hâte, prévenir le maître d’hôtel.

Le visiteur était un petit homme gros et court, au visage rouge : son crâne était à la fois gris et chauve. Ses vêtements n’étaient pas élégants : il avait le parler rude. Cependant le maître d’hôtel comprit que ce n’était pas là un ouvrier quelconque. Ses bottines étaient d’une coupe particulière et le cuir en paraissait racorni par le soleil.

— Je désire voir le directeur du « Triangle », dit-il en sortant de sa poche un morceau de journal.

Le maître d’hôtel le prit sans mot dire.

C’était un extrait du Journal du Cap. Il l’eût du reste reconnu à la seule typographie, car le maître d’hôtel était très au courant de ces choses.

— J’ai peur que vous ne soyez pas reçu par M. Manfred si vous n’avez pas de rendez-vous, dit-il d’une voix bien douce pour un homme d’aspect aussi rébarbatif.

— J’ai décidé de le voir, devrais-je attendre ici toute la nuit, répondit l’homme en s’installant dans un fauteuil d’un air têtu.

Le maître d’hôtel ne sourcilla pas. Il eût été impossible de dire s’il était fâché ou amusé.

— J’ai pris cela dans un journal que j’ai trouvé à bord de la Benguella qui est à quai à Tilbury, depuis cet après-midi – et me voici. D’abord, je ne pensai pas venir, mais un Portugais qui a un nom de cigare – Villa – me dit : « À quoi bon aller à Londres quand tout peut s’arranger ici à bord. » Mais je me méfie des Portugais…

Avant que le maître d’hôtel eût compris son intention, l’homme avait retiré une de ses étranges chaussures – il n’avait pas de chaussette et montrait la plante de son pied. La chair en était toute striée et marquée de cicatrices dont le maître d’hôtel comprit vite la cause.

— Des Portugais… ou des métis portugais peut-être, disait le visiteur en remettant sa chaussure, me brûlèrent ainsi pour me faire parler et ils m’auraient certainement tué si un Américain ne m’avait retiré de leurs mains. Cet Américain m’a ensuite ramené à la ville.

— Où donc cela se passait-il ? demanda le maître d’hôtel.

— Aux Massamades. J’étais sur un bateau qui nous conduisait à Borna, et à l’escale comme un imbécile je suis descendu pour voir le pays. Le capitaine m’avait pourtant prévenu…

— Et que voulait-on vous faire dire ?

— Êtes-vous le directeur ? demanda le visiteur avec un regard plein de suspicion.

— Non, je suis le maître d’hôtel de M. Manfred. Qui dois-je lui annoncer ?

— Barberton, M. Samuel Barberton. Dites-lui que j’ai besoin de savoir certaines choses, en particulier, l’adresse d’une jeune fille. Mlle Mirabelle Leicester. Et puis, j’ai encore autre chose à lui apprendre : une nuit, ces Portugais s’enivrèrent et parlèrent devant moi d’une maison qu’ils ont en Angleterre et qui, en réalité, est une forteresse…

Sous prétexte d’essuyer une poussière imaginaire, le maître d’hôtel, en se baissant, avait pu s’assurer que s’il répandait une forte odeur de tabac, l’homme ne sentait pas le vin. Il n’était pas ivre.

— Voulez-vous avoir l’obligeance d’attendre un instant ? dit-il, et il disparut dans l’escalier.

Il revint peu après et pria le visiteur de le suivre.

— Voici M. Barberton, monsieur, dit le maître d’hôtel en introduisant le visiteur dans une petite pièce que de grands rideaux gris, suspendus derrière le bureau empire de Manfred, rendaient plus petite encore.

— Asseyez-vous, monsieur Barberton, dit celui-ci en indiquant un siège. Il paraît que vous avez une histoire extraordinaire à me raconter ? Vous êtes du Cap ?

— Non, répondit Barberton : je n’ai jamais été au Cap de ma vie !

— Alors, si vous voulez bien me dire…

— Oh ! je n’ai pas l’intention de vous en dire bien long, interrompit grossièrement Barberton : il y a peu de chances pour que je dise à un étranger ce que je n’ai pas voulu confier à Elijah Washington, qui m’a sauvé la vie !

Manfred ne se froissa pas de cette attitude. Bien souvent déjà, dans cette pièce, des clients avaient témoigné quelque répugnance au moment de faire les confidences nécessaires. Il avait l’impression que cet homme original gardait le meilleur pour la fin et il était curieux de connaître le but exact de sa visite.

Barberton rapprocha son fauteuil du bureau et s’y accouda.

— C’est comme ça, monsieur. C’est un secret qui ne m’appartient pas… tout en m’appartenant. Or, il vaut une fortune. M. Elijah Washington le savait, et il tenta de me faire parler… et Villa sans doute organisa un guet-apens pour me brûler les pieds, mais… je n’ai jamais rien dit. Ce que je désire, c’est que vous trouviez Mlle Leicester et que vous fassiez vite, car la chose est pressante.

Les yeux de Manfred luisaient d’un sourire amusé.

— Vous nous demandez donc de trouver Mlle Leicester ?

L’homme secoua énergiquement la tête.

— Avez-vous la moindre idée de l’endroit où elle peut être ? A-t-elle de la famille en Angleterre ?

— Je ne sais pas, répondit l’homme. Tout ce que je peux dire c’est qu’elle doit vivre quelque part près d’ici, et que son père mourut, il y a trois ans, le 20 mai. Prenez-en note. Il mourut le 20 mai, en Angleterre. C’était une importante information qui devait faciliter les recherches.

— Et vous devez aussi m’entretenir d’une forteresse, n’est-ce pas ? reprit Manfred.

— J’en avais l’intention, mais… je crois que j’attendrai d’avoir retrouvé la jeune fille. N’oubliez pas… Et il frappa sur la table pour donner plus de force à ses paroles, n’oubliez pas que c’est urgent, que la bande est acharnée et violente.

— Quelle bande ?… demanda Manfred intéressé.

Il connaissait plusieurs bandes et il aurait désiré savoir si son interlocuteur voulait parler d’une de celles qui occupaient son esprit.

— La bande dont je parlais, dit Barberton qui pesait chacun de ses mots dans la crainte de se trahir.

Il se leva et d’un air gauche, fouilla dans ses poches.

Manfred devinant son intention lui dit :

— Vous ne me devez rien. Si nous pouvons vous fournir le renseignement au sujet de Mlle Leicester nous vous demanderons de nous indemniser de nos frais.

— Mais je peux payer, reprit Barberton.

— Et nous pouvons attendre, répondit, Manfred avec le même sourire amusé qui déjà avait paru sur ses lèvres.

Pourtant Barberton ne bougeait pas.

— Il y a autre chose que je voudrais vous demander. Vous êtes au courant de tout ce qui se passe dans la région ?

— Pas absolument de tout, répondit l’autre avec une parfaite gravité.

— Avez-vous jamais entendu parler des « Quatre Justiciers » ?

— Des quatre ?…

— Les « Quatre Justiciers » – ou plutôt en réalité les trois. Je serais curieux d’approcher ces oiseaux-là.

Manfred secoua la tête.

— Oui, j’en ai entendu parler, dit-il.

— Ils sont en Angleterre pour le moment. Ils ont été acquittés – j’ai lu cela, justement dans le journal du Cap où j’ai trouvé votre annonce et votre adresse.

— La dernière fois que j’ai entendu parler d’eux, dit Manfred en se dirigeant vers la porte et qu’il ouvrit, on disait qu’ils étaient en Espagne. Pourquoi donc voudriez-vous les connaître ?

— Parce que… la bande en avait une peur affreuse : voilà pourquoi.

Manfred reconduisit son client jusqu’au palier ; au moment de le quitter :

— Vous oubliez une chose importante, dit-il en souriant, mais il ne faut pas vous en aller sans me l’avoir confiée. Quelle est votre adresse ?

— Hôtel Petworth, rue de Norfolk.

Barberton descendit l’escalier et trouva le maître d’hôtel qui l’attendait dans le vestibule pour lui ouvrir la porte. Croyant se conformer aux bonnes manières, il glissa une pièce de monnaie dans la main du domestique qui s’inclina profondément.

La porte fermée, celui-ci monta au bureau où Manfred, assis sur la table empire, allumait une cigarette. Le valet-chauffeur était sorti de derrière le rideau gris et avait pris la chaise laissée vacante par Barberton.

— Il m’a donné une demi-couronne, le brave type, dit Poiccart, le maître d’hôtel. Il est sympathique, n’est-ce pas, Georges ?

— J’aurais aimé voir ses pieds, dit le chauffeur, dont le nom était Léon Gonsalez.

— Il vient du Sussex et il doit y avoir quelque tare dans son hérédité. Le pariétal gauche est légèrement aplati et son visage est asymétrique.

— Que pensez-vous du mystère de M. Barberton ? dit Léon prenant une cigarette dans l’étui d’or ouvert sur la table.

Georges Manfred hocha la tête.

— Il a été bien vague et un peu incohérent dans son désir d’être discret.

— Barberton redoute quelque danger, dit Poiccart, observateur avisé, il avait une arme sous son manteau, l’avez-vous remarqué ?

Georges hocha la tête.

— Primo, il faut savoir quelle est cette bande, secundo qui est Mlle Leicester ; tertio, pourquoi ils ont brûlé les pieds de Barberton… je crois que ce sont les trois questions essentielles.

Le visage intelligent de Gonsalez sortit d’un nuage de fumée.

— Je vais répondre à certaines de vos questions et en poser une de plus, dit-il. Mirabelle Leicester a été engagée aujourd’hui par Oberzohn, comme secrétaire, pour son laboratoire.

Georges Manfred fronça les sourcils.

— Son laboratoire, je ne savais pas qu’il en avait un !…

— Il n’en avait pas il y a trois jours. Un expert l’a créé de toutes pièces en y travaillant jour et nuit pendant soixante-douze heures, à seule fin de procurer à Oberzohn un motif plausible pour engager Mirabelle Leicester. Vous m’avez chargé d’obtenir quelques renseignements au sujet de cette curieuse annonce qui nous avait tous étonnés lundi. Elle était destinée à attirer Mlle Leicester dans l’établissement Oberzohn. Nous avions eu raison de penser que cette annonce cachait quelque chose. J’ai veillé pendant deux jours dans le voisinage. Mlle Leicester fut seule à se présenter – on n’avait répondu qu’à elle. Oberzohn a déjeuné avec elle aujourd’hui au Ritz-Carlton et elle doit passer la nuit à Chester Square.

Il y eut alors un silence : Poiccart le rompit :

— Et quelle est la question que vous voulez poser ? demanda-t-il avec douceur.

— Je crois la connaître, interrompit Manfred : Combien de temps reste-t-il à vivre à M. Samuel Barberton ?

— Exactement, répondit Gonsalez. Vous commencez à comprendre la mentalité d’Oberzohn.

CHAPITRE III

LA VENDETTA

L’homme qui, ce matin-là, entra chez Oberzohn sans s’être fait annoncer, était un modèle pour gravure de mode. Ses gants beurre frais, ses souliers vernis, son chapeau haut de forme n’auraient pas été déplacés au paddok d’Ascot, un jour de Grand Prix.

Il avait bon air quoiqu’un peu gras de visage, avec une petite moustache et un monocle. Les gens qui ne le portaient pas dans leur cœur – ils étaient nombreux – disaient que le capitaine Monty Newton avait un genre de beauté fade, mais ils se seraient bien gardés de le dire tout haut, car c’était un homme qu’il convenait de ménager. Il avait de la fortune, une propriété à la campagne, une maison à Chester Square, plusieurs autos. Il était de différents cercles. Personne ne savait comment il gagnait son argent ou de qui il pouvait l’avoir hérité. Il donnait de magnifiques réceptions, tenait de grosses parties avec une chance rare, surtout quand il prenait la banque chez lui, après les dîners somptueux qu’il offrait à ses amis dans sa maison de Chester Square.

— Bonjour, Oberzohn. Comment va Smith ?

Smith n’existait pas, mais c’était une de ses plaisanteries favorites.

Le docteur qui écrivait une dépêche leva la tête.

— Bonjour, capitaine Newton, dit-il.

Newton passa derrière Oherzohn et lut par-dessus son épaule le message adressé à Mlle Alma Goddard, Heavytree, Daynham, Gloucester :

 

Ai trouvé bonne situation. Ne peux revenir ce soir. Coucherai dans notre appartement de la rue Dougbty. Ne venez pas avant que je vous prévienne.

MIRABELLE LEICESTER.

 

— Elle est là, n’est-ce pas ? dit Newton en montrant la porte du laboratoire. Ce n’est pas cela du tout qu’il faut envoyer. Qui est Alma Goddart ?

— La tante, répondit Oberzohn. Je n’aurais pas expédié la dépêche avant de vous l’avoir montrée. Mon anglais est-il correct ?

Il céda la place à Newton qui s’assit au bureau après avoir soigneusement posé son chapeau, enlevé ses gants, et relevé les genoux de son pantalon.

Il prit une feuille et écrivit :

 

Décroché l’affaire. Hurrah ! ne venez pas avant que tout soit installé. Coucherai à la maison comme à l’ordinaire. Trop occupée pour écrire. Gardez mes lettres.

MIRABELLA.

 

— Voilà, dit le capitaine Newton, en regardant son œuvre avec satisfaction, il ajouta : Envoyez ça.

Il se leva et alla se chauffer les jambes devant le feu.

— Le plus difficile sera d’amener la dame à Chester Square, dit-il.

— Ou bien chez moi, dans ma petite maison, commençait Oberzohn.

— Elle y aurait horriblement peur ! dit Newton avec un rire épais, dans ce chenil ! Non, c’est chez moi qu’il faut qu’elle aille, ou nulle part. Je vais faire venir Juan tantôt pour qu’elles fassent connaissance. Quand la Benguella doit-elle arriver ?

— Cet après-midi. La personne a retenu une chambre à l’hôtel Petworth.

— Dans la rue Norfolk… l’un de nos hommes aura l’œil sur lui, ou peut-être Lisa ; oui, ce sera mieux – Ah ! quelle brute que ce Villa !… Naturellement l’homme est sur ses gardes, maintenant.

— Villa est le meilleur de mes agents de la Côte, répartit vivement Oberzohn qui ne pouvait souffrir qu’on critique son organisation ou ses employés.

— Comment vont les affaires ?

Le capitaine sortit de sa poche un élégant étui et alluma une cigarette avec un petit briquet de platine.

— Il n’y a que des dépenses, répondit Oberzohn d’un ton mécontent.

Oberzohn et Smith avaient fait jadis d’énormes affaires dans le commerce de l’alcool synthétique. Ils faisaient, entre autres choses du négoce aux colonies. Ils achetaient du caoutchouc et de l’ivoire qu’ils payaient en vêtements et en liqueurs ; ils vendaient secrètement des armes et faisaient naître des guerres entre les tribus indigènes, pour leur plus grand profit ; ils avaient financé deux révolutions chez les Portugais. L’activité de leur organisation s’était accrue en même temps que leur fortune ; des fusils sortaient en nombre de plus en plus importants des usines françaises et belges, car les insurrections kurdes, l’ambition des généraux chinois, et les politiciens sud-américains assuraient de précieux débouchés.