Couverture

 

Edgar Wallace

LA PORTE AUX SEPT SERRURES

© Librorium Editions 2019

Tous Droits Réservés

 

Cet ebook a été fabriqué durant l’élaboration du catalogue www.noslivres.net. Les Bourlapapey dédient donc cette présente édition numérique à Éric, Coolmicro et Jean-Yves.

CHAPITRE PREMIER

L’inspecteur Dick Martin venait de donner sa démission à Scotland Yard. Il venait d’hériter et méditait de consacrer ses loisirs à la rédaction de ses mémoires.

Pendant la dernière journée que Dick passa au service de la Sûreté de Londres, il fut chargé d’arrêter Liévin Pheeny, recherché pour le vol de la banque Helborough. Dick Martin découvrit le voleur dans un petit restaurant de Soho. Liévin finissait de déjeuner.

– Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il presque aimablement en prenant son chapeau pour sortir. Que je sois pendu, chef si je m’attendais à vous.

– L’inspecteur Sneed désire vous parler de l’affaire Helborough, répondit Dick.

Liévin Pheeny haussa les épaules. Son visage rusé et mobile exprima le dédain.

– Helborough, je ne suis pour rien dans cette histoire. À votre place, je l’aurais deviné. Mais que faites-vous encore dans la police, monsieur Martin ? On raconte que vous êtes devenu riche et que vous avez pris votre retraite ?

– En effet, riposta Dick Martin cordialement. Vous êtes mon dernier client, ma dernière pratique.

– Ce n’est pas une fin glorieuse, ricana Liévin. J’ai quelque chose comme quarante-cinq alibis, fonctionnant tous à merveille. Vous m’étonnez, monsieur Martin : vous ne pouvez ignorer que je ne fais pas sauter les coffres-forts, que je n’use ni du chalumeau ni de la dynamite et que les serrures seules sont ma spécialité ?

– Que faisiez-vous mardi soir, à dix heures ?

Le voleur se mit à rire :

– Si je vous le disais, vous ne me croiriez pas.

– Essayez pour voir, proposa le détective que les façons du vieux Pheeny amusaient. Je n’abuserai pas de votre confiance.

Liévin Pheeny ne répondit pas tout de suite. Il parut réfléchir aux dangers d’une trop grande sincérité. En fin de compte, il opta pour la franchise :

– Je m’occupais d’une affaire privée, avoua-t-il. Une affaire sur laquelle je ne tiens pas à insister. Une besogne pas propre, mais honnête.

– Était-ce bien payé ? demanda Dick.

– J’ai touché cent cinquante livres d’acompte. C’est incroyable, mais vrai. Je crochetai des serrures, jamais je n’en avais rencontrées de pareilles. Et il s’ajoutait à ce travail quelque chose de si répugnant, de si horrible, que je ne le recommencerais pas pour un coffre plein d’or. Vous pouvez rire. Mais je peux prouver que j’ai passé la nuit du mardi aux Armes Royales, à Chichester. Que j’étais à l’auberge, à huit heures pour dîner et à onze heures pour dormir. D’où il résulte, monsieur Martin, que vous pouvez laisser la banque Helborough à d’autres que moi. Je connais la bande qui a fait le coup. Vous la connaissez aussi, mais cela suffit…

Liévin Pheeny resta en prison pendant quelques heures, juste le temps qu’il fallait pour vérifier ses déclarations. Elles furent reconnues exactes. Pheeny avait logé aux Armes Royales, où il s’était inscrit sous son nom véritable. À onze heures et quart, avant que les voleurs eussent quitté la banque Helborough, l’innocent Pheeny montait se coucher à Chichester, un village situé à vingt lieues de Londres.

Liévin Pheeny fut donc relâché et Dick Martin l’invita à déjeuner sans façon. Entre le vrai détective et le voleur professionnel, il n’y a point de rancune. D’ailleurs Dick était aussi populaire parmi les hommes du milieu que parmi ses camarades de la police.

– Non, monsieur Martin, je ne vous dirai rien de plus, fit Pheeny avec bonne humeur. J’ai touché cent cinquante livres et j’en aurais eu mille si j’avais réussi. Vous ne devinerez jamais cette manigance-là. Vous pouvez donner votre langue au chat.

Dick Martin jeta au voleur un regard perçant :

– Allons, dit-il. Vous brûlez de me raconter votre histoire. N’hésitez plus.

Pheeny secoua la tête.

– Je ne veux dénoncer personne. Le type qui m’a employé ne vaut pas lourd, je ne l’admire guère, mais ce n’est pas mon affaire de donner les gens. Vous me mépriseriez, Dick Martin ? Seulement, je peux vous dire à peu près comment la chose est arrivée.

Liévin Pheeny avala son café brûlant et, repoussant sa tasse loin de lui, il commença :

– L’homme en question a eu des ennuis pour l’une et l’autre chose. Une nuit, il me rencontra, se présenta et j’allai chez lui…

Liévin s’interrompit et frissonna :

– Monsieur Martin, reprit-il, un voleur est d’ordinaire un homme propre. Relativement propre, cela s’entend. Voler c’est pour moi un jeu à deux joueurs : Pheeny et la police. S’ils me pincent, bonne chance pour eux. Si je parviens à battre la police, bonne chance pour moi. Mais il y a des saletés qui me répugnent. Quand le bonhomme me dit ce qu’il voulait de moi, je crus d’abord qu’il plaisantait. Comme il insista, j’eus l’idée de l’envoyer au diable. Seulement je suis curieux de ma nature, et c’était du neuf. Je finis donc par répondre oui. Remarquez et ne perdez pas de vue qu’il n’y avait rien de malhonnête. Il s’agissait simplement de jeter un coup d’œil sur quelque chose, de voir ce qu’il y avait derrière une porte. Hum ! Non, je ne veux plus ajouter un mot. Rien, à part ceci aucune serrure ne m’a jamais résisté, eh bien, ces serrures-là ont gardé leur secret !

– Un coffre-fort d’avocat ? suggéra le détective intéressé.

Mais Pheeny secoua la tête :

– Impossible, murmura-t-il.

Puis il changea de conversation et parla de ses projets. Il partait pour les États-Unis, où il comptait rejoindre son frère qui était un honnête entrepreneur en bâtiments.

– Nous quittons la partie ensemble, conclut Pheeny en souriant. Vous êtes un homme au-dessus de l’état de policier, monsieur Martin. Et je me sens trop gentleman pour rester plus longtemps voleur. Peut-être nous rencontrerons-nous plus tard, dans un monde où les fréquentations sont meilleures.

Dick Martin retourna à Scotland Yard.

– Je vais rédiger mon dernier rapport, pensa-t-il. Et puis, bonsoir.

Son chef immédiat, l’inspecteur en chef Sneed, reçut le rapport avec une ironie non dissimulée.

– Quel enfantillage, dit-il. Votre Liévin Pheeny est incapable de marcher droit. Il a le vol dans le sang et serait capable, après sa mort, de fracturer les portes du Paradis. Je suppose, Dick, que vous croyez avoir fini avec nous ? Il ne vous reste qu’à acheter un manoir et y mener l’existence fastueuse d’un lord qui chasse le renard et conduit des duchesses au bal. Belle vie, en vérité, pour un homme intelligent !

Dick Martin se contenta de sourire. Il n’aurait pas fallu insister beaucoup pour l’amener à retirer sa démission, malgré son espoir d’être bientôt rentier et auteur célèbre.

Sneed se carra dans son fauteuil. C’était un gaillard d’une corpulence énorme et toujours plongé, semblait-il, dans une espèce de demi-sommeil. Il soupira :

– Comme l’argent vous gâte un homme… Il est vrai que, si j’héritais à mon tour d’une grosse fortune, je n’aurais plus envie de travailler non plus.

Alors ce fut au tour de Dick de plaisanter.

– Vous n’avez jamais envie de travailler, Sneed. Vous êtes incontestablement l’homme le plus paresseux de Scotland Yard, de Londres, voire du monde entier.

Le gros homme leva sur Dick Martin un regard chargé de reproches :

– Insubordination ! dit-il. Vous ne nous quittez que demain. Appelez-moi « Monsieur » et soyez respectueux. Cela me chagrinerait de devoir vous rappeler que vous n’êtes qu’un pâle sous-inspecteur, tandis que je suis près d’être promu commissaire. Je ne suis pas paresseux, je suis nonchalant : c’est une sorte d’élégance.

– Bah ! vous êtes assez riche pour aller vous reposer si vous en aviez envie.

Sneed frotta son triple menton d’un air perplexe. Il prit un papier bleu qui traînait sur son bureau.

– Demain, déclara-t-il, vous ne serez plus qu’un simple bourgeois, mais aujourd’hui, vous avez encore l’honneur d’être mon esclave. Allez tout de suite à la Bibliothèque Bellingham, il y a une plainte pour livres volés.

Dick Martin se récria. Mais Sneed l’arrêta d’un geste.

– Ce n’est pas très palpitant, je l’avoue, dit-il, mais il faut bien que l’enquête soit faite. La kleptomanie est la menue monnaie de notre métier ; c’est juste ce que l’on peut confier à un monsieur qui se prépare à tout lâcher. Au revoir, Dick…

CHAPITRE II

En vérité, l’inspecteur en chef Sneed déplorait le départ imminent de Dick Martin.

Dick, un des plus fins limiers du Scotland Yard, s’était spécialisé dans la chasse aux voleurs ; métier subtil auquel la plus étrange des éducations semblait l’avoir prédestiné.

Dick avait été élevé au Canada, où son père était directeur de prison. Papa Martin avait des idées originales sur la manière d’éduquer les enfants, comme sur la manière de conduire les détenus. Son opinion était que l’on ne pervertit point ce qui est bon et que l’on ne corrige jamais ce qui ne vaut rien. Aussi voyait-il sans crainte son fils unique fréquenter ses plus redoutables pensionnaires. C’était comme une gageure ! Dick était le petit roi des préaux ; avant de connaître sa table de multiplication, il savait proprement débarrasser une cravate de son épingle. Pierre Dubois, condamné à perpétuité, lui apprit à ouvrir toutes les portes avec une simple épingle à cheveux. Et le fameux Andrewski, le pirate des casinos, qui venait à la prison plus souvent qu’à son tour, fabriqua un jeu de cartes biseautées, en miniature, exprès pour perfectionner l’enfant dans l’art difficile d’aider et de corriger le hasard.

Dick perdit sa mère. Alors sa famille, mise au courant, s’épouvanta des dangers auxquels l’insouciance – ou les profonds calculs – de son père l’exposaient. Mais le colonel Martin, comme on l’appelait, s’entêtait dans son système. – Rien à redouter, affirmait-il. Tout profite à celui qui est né honnête homme. Dick n’en saura jamais assez sur les fripons ; puisqu’il est destiné, comme moi, à entrer dans la police. Plus tard, il connaîtra le prix de ce qu’on lui enseigne aujourd’hui.

Il faut croire que le père Martin avait raison, puisque Dick était devenu, en quelques années, l’inspecteur le plus aimé et le plus adroit de Scotland Yard.

Au moment où Dick allait sortir des locaux de la police, il fut rejoint par l’inspecteur Davids.

– Bonjour, Dick, dit le nouveau venu. Vous nous quittez donc définitivement demain ? Quel dommage que vous ayez hérité, de tous ces argents ! Nous perdons un homme de valeur, soit dit sans flatterie.

Dick eut un sourire embarrassé :

– Je commence à croire, reconnut-il, que j’ai fait une sottise.

Le vieux Davids approuva de la tête :

– Je suppose, dit-il, que vous avez des projets ? Entreprenez n’importe quoi, mais pour l’amour du ciel, n’ouvrez pas une agence privée. Dans les romans, les détectives privés font des choses étonnantes. Dans ta réalité, leur rôle se borne à préparer les divorces ou à découvrir des appartements vacants. Quelqu’un me demandait tout à l’heure si je pouvais recommander… ?

Davids s’arrêta au milieu de sa phrase, parut réfléchir, puis il reprit :

– Au fait, je me demande ?… Connaissez-vous maître Havelock, l’avocat ?

– Pas du tout.

– C’est un homme en vue. Son étude est quelque part du côté de Lincoln’s d’Inn Fields. Vous trouverez l’adresse exacte dans l’annuaire du téléphone. Il cherche…

Davids s’arrêta encore une fois. Il se frappa le front.

– Curieux tout de même, dit-il, que je n’y ai pas pensé plus tôt. Il me demandait quelqu’un pour l’aider et vous êtes précisément l’homme qu’il faut. Quelqu’un qui serait dans la position d’un détective indépendant, sans avoir les défauts et les ridicules de ces messieurs.

 Mais de quoi s’agit-il ? demanda Dick. Je ne veux pas reprendre le collier pour une bagatelle.

– Peut-être d’un simple entretien. Vous me rendriez service, Dick, en allant voir maître Havelock, de ma part. Il s’agit, je crois, d’un client qui lui cause des ennuis. Oui, un réel service… Vous pourrez toujours refuser l’affaire si elle ne vous convient pas.

La perspective d’entreprendre une nouvelle enquête ne souriait guère à Dick Martin, mais comment refuser ? Autrefois, à ses débuts, l’inspecteur Davids l’avait protégé et aidé de ses conseils. À son tour, il était heureux d’obliger le bonhomme.

– J’irai, promit-il.

– À la bonne heure, s’écria Davids en lui serrant les mains. Je vais téléphoner à Havelock tout de suite, pour lui annoncer votre visite. Je souhaite que vous vous entendiez avec lui.

– Espérons-le, accorda Dick sans s’engager davantage.

CHAPITRE III

À Londres, la Bibliothèque Bellingham n’est connue que de quelques rares initiés. On y peut consulter des ouvrages scientifiques introuvables partout ailleurs qu’au British Muséum. L’immeuble comporte quatre étages, dont les rayons sont encombrés de lourds volumes de philosophie allemande et d’innombrables traités de biologie et de physique.

John Bellingham qui, vers la fin du XVIIIe siècle fonda cet antre de la science – d’où l’imagination et la poésie sont sévèrement exclues – avait spécifié, dans son testament que « deux femmes intelligentes, de condition modeste de préférence feraient partie du personnel ».

Cette clause ayant été scrupuleusement respectée jusqu’à nos jours, Dick Martin fut reçu à la bibliothèque par une jeune personne qui répondait autant que possible aux désirs du testateur original. Elle y ajoutait même une certaine beauté et beaucoup de bonne grâce qui, pour n’être point exigées par John Bellingham, n’en étaient que plus appréciables.

– Je suis envoyé par Scotland Yard, annonça Dick. Il paraît qu’on vous a volé des livres ?

Pendant qu’il parlait, il regardait distraitement autour de lui. Il s’intéressait peu aux femmes, fussent-elles intelligentes et de condition modeste. Pourtant il remarqua que celle-ci était vêtue de noir et qu’elle avait de beaux cheveux châtains, à reflets d’or et coupés en franges sur le front. Il pensa vaguement que cette coiffure, d’ailleurs gracieuse, était le signe distinctif et le privilège des jeunes bibliothécaires de Londres.

– Oui, dit la jeune fille, un livre a été volé ici même, dans cette pièce, pendant que j’étais sortie pour déjeuner. L’ouvrage n’a pas grande valeur : La Morphologie générale, de Haeckel.

Elle tendit une fiche à Dick. Celui-ci demanda :

– Qui était ici pendant votre absence ?

– Mon aide, Mlle Heldy.

– Il est venu des abonnés entre temps ?

– Plusieurs, répondit l’employée. J’ai leurs noms ; on ne peut les soupçonner. Le seul visiteur à mettre à part est un docteur italien, M. Staletti. Il est venu s’informer du prix d’un abonnement.

– A-t-il donné son nom lui-même ?

– Non, c’est Heldy qui l’a reconnu. Elle avait vu son portrait dans un journal. Staletti est un homme célèbre. Comment se fait-il que vous ne le connaissiez pas ?

– Et pourquoi donc le connaîtrais-je, ma pauvre enfant ? demanda Dick avec une pointe de mauvaise humeur.

Elle riposta du tac au tac :

– Et pourquoi êtes-vous si ignorant, mon pauvre garçon ?

Alors elle parut sortir de l’ombre et Dick, étonné, découvrit brusquement qu’une jeune fille peut être digne parfois d’attirer l’attention d’un détective, même d’un inspecteur supérieurement noté à Scotland Yard. Celle-ci avait des yeux gris, au regard limpide, un petit nez droit et une bouche bien dessinée. C’était incontestablement une très jolie personne, dont la chevelure de bronze mêlé d’or avait une teinte précieuse et rare.

– Je vous demande pardon, balbutia l’inspecteur. Je ne voulais pas vous offenser. À vrai dire, cette histoire m’agace un peu. Je quitte la police demain.

– Messieurs les voleurs pavoiseront, dit-elle avec politesse.

– Vous avez le sens de l’humour, répondit Dick, je vous remercie du compliment. Voulez-vous mettre le comble à vos bontés en me donnant quelques renseignements sur le signor Staletti ? Ce nom, je le répète à ma confusion, ne me dit rien.

– Et vous êtes le fameux Dick Martin ? railla-t-elle. Sur quoi donc repose votre réputation ?

Il leva les mains :

– Je me rends ! s’écria-t-il. Et maintenant que vous m’avez bien remis à ma place, me direz-vous ce que je veux savoir ?

– Je ne sais pas grand’chose. Le livre était là à deux heures, à deux heures et demie il n’y était plus.

– Mais qui est Staletti ?

Elle hocha la tête.

– Voilà pourquoi je m’étonnais de votre ignorance. Miss Heldy affirme que Staletti est connu de la police. Voulez-vous voir son livre ?

– Comment, il est l’auteur d’un livre ?

Elle se leva, sortit et revint bientôt avec un mince volume relié en toile.

Dick prit le livre et lut le titre :

 

Nouvelles Réflexions sur la Biologie constructive et composée.

 

Il demanda :

Qu’est-ce que la police vient faire là-dedans ? Écrire un livre, même sur la biologie constructive, n’est pas un délit ?